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Extraits du livre
"Une photo qui lentement s'efface" |
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Soixante dix ans d'une vie bien remplie : impossible à résumer !
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Djerba la Douce
Mon père pour payer ses études fit de nombreux remplacements. Un seul me laissa un merveilleux souvenir. Le scorpion Séjour idyllique ! Mais je suis terrorisé par la présence d’énormes scorpions jaunes et mortels ! J’ai la consigne de secouer le drap de mon lit avant de m’y glisser. Les pieds du lit trempent dans des cuvettes d’eaux telles des donjons au milieu de leurs douves. Je dois aussi inspecter mes sandales avant de les enfiler. Sage précaution, un matin des petits yeux rapprochés, noirs et brillants me fixent cruellement. Mon hurlement ameute l’infirmier de garde car nous logeons dans une aile du petit hôpital où papa travaille. Il me trouve terrorisé, juché sur une chaise, le doigt pointé vers un superbe spécimen qui se déplace à vive allure à la recherche d’une nouvelle cachette ! À l’aide d’un chiffon imbibé d’éther, l’infirmier endort le monstre et me le ramène peu de temps après, inoffensif à jamais dans son bocal de formol. Il me semble encore plus grand et plus effrayant ! Le reste des vacances est un peu gâché, j’ai l’impression que les scorpions sont partout prêts à me sauter dessus ! Le soir surtout j’ai un mal fou à m’endormir, guettant sur le carrelage le cliquetis des pattes d’un arthropode venu pour venger son cousin ! L’oreille coupée La Djerba de mon enfance était authentique avec ses troupeaux de dromadaires faisant la queue devant les abreuvoirs alimentés par des norias antiques faites de peaux de chèvres. Une poulie sans âge en bois d’olivier avec un grincement lancinant tourne éternellement pour faire descendre et remonter les poches humides et ruisselantes. Cette poulie est pendue à une grosse branche soutenue par deux obélisques blancs semblables à des minarets. Des ânes fatalistes et résignés se relayent pour tirer des profondeurs du puits les peaux de chèvres gonflées du précieux liquide. Je suis fasciné par les dromadaires. Je me demande où ces animaux étranges peuvent mettre toute cette eau qu’ils aspirent pendant un temps incroyable ! J’apprends que leur estomac contient 240 litres d’eau et qu’ils peuvent sans s’interrompre ingurgiter, les yeux mi-clos, 50 litres d’un coup ! Spectacle incroyable que toutes ces bêtes au pelage crème, avec une odeur âcre qu’il me semble encore percevoir, un concert d’impatience : des gueules qui blatèrent pour réclamer au plus vite l’accès à l’eau salvatrice ! Les chameliers débordés ont du mal à contenir les bêtes devenues agressives. Tout ce remue-ménage dans une poussière de sable doré illuminé par les rayons cuivrés du soleil couchant. Et puis soudain un hurlement, un homme en sang, une oreille coupée en deux par un grand mâle soucieux de rappeler la véracité de son légendaire caractère de chameaux. De sa main gauche, l’homme soutient le lambeau pendant de son oreille. Je cours devant lui : Suis-moi, vite, papa va te soigner !Il passa la nuit à l’hôpital. Le lendemain matin il voulut absolument retourner à la garde de ses bêtes. Mon père lui dit que son oreille était sauvée mais qu’il lui fallait absolument prendre ses cachets tous les jours et revenir dans huit jours pour refaire le pansement et voir si tout allait bien. Merci Toubib, dans huit jours je serais où Dieu le veut : dans le désert. Inch Allah ! Inch Allah ! répond mon père, lui aussi fataliste. Le potier Je me souviens aussi de ce vieux potier toujours hilare et de son sourire illuminé par ses dernières dents éclatantes de blancheur. Il ne lui en restait pas plus de quatre ou cinq ! Du haut d’une passerelle de vieilles planches suspendue au-dessus d’une girelle géante, il jette de lourdes brassées de terre rouge et molle puis de son singulier plongeoir il saute à pied joint au centre de la girelle et commence alors une danse comparable à celle des vignerons d’antan. Lui ne foule pas du raisin mais une terre lourde et collante. Presque nu, il porte seulement une sorte de pagne rappelant celui des fellahs de l’ancienne Égypte et sa chéchia rouge posée sur la tête pour ne pas être foudroyé par le soleil implacable. Son corps maigre est noueux comme le tronc d’un olivier, il en a aussi la couleur sombre. Ruisselante de sueur sa peau brillante a des éclats métalliques. La terre rouge qui peu à peu envahit ses jambes, ses bras et jusqu’à son visage car il lui faut repousser la sueur aveuglante, prend par endroits, là où le soleil la sèche, des nuances roses. Lorsqu’il estime la terre suffisamment malaxée, il va se jeter dans l’eau d’une grosse barrique autant pour se rafraîchir que pour se débarrasser de la terre glissante. Ses jambes surtout doivent être propres car le travail suivant se fait à genoux du haut de la passerelle branlante, d’où l’importance de ne pas glisser. Il attelle alors sa mule au bout d’une longue branche qui traverse l’axe situé sous la girelle. Un ordre guttural lance l’équidé dans une ronde paisible qui met en branle l’antique machine, chef-d’œuvre d’astuce et de simplicité. Alors je comprends comment ce tour géant fonctionne. Le potier accède par une échelle branlante à la passerelle qui, survolant le parcours de la mule, mène à la girelle. Agenouillé et surplombant le tas énorme et informe de terre, le potier alors avec des gestes précis et en apparence sans effort donne naissance comme par magie à des jarres géantes. Avec une simple branche des motifs horizontaux droits ou sinueux sont gravés dans la terre encore molle. Un appel apaisant stoppe la ronde de la mule. Et c’est debout sur la girelle que notre artiste termine sa décoration, toujours muni de son bout de bois. La forme des poteries semble reproduire des modèles inventés depuis la plus haute antiquité. Les décors sont tous différents et le potier donne libre cours à son imagination pourtant limitée par l’obligation de ne faire que des figures géométriques. C’est avec cet homme que je fais mes premiers travaux artistiques. Me sentant très intéressé il me permet pour m’amuser de faire des dessins sur une poterie ratée. Il est content du résultat. Il me confie ensuite la décoration d’une ‘gargoulette’. Cette curieuse poterie typiquement tunisienne est une sorte de cruche à eau qui a la propriété de transpirer lorsqu’on la met en plein soleil. L’évaporation de cette ‘transpiration’ rafraîchit l’eau contenue qui devient très agréable à boire. Cette invention est sans doute le fruit de l’observation des pastèques qui ont cette même propriété. Évidemment ma mère en plus d’une série de plats voulut acheter cette gargoulette ! L’artisan refusa et me l’offrit en souvenir. |
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Le cauchemar Je suis réveillé en sursaut par le chien qui hurle à la mort. Mon père surgit dans la chambre, furieux d’être réveillé. Assis sur le lit, je regarde effaré mon brave Sherlock qui s’est transformé en loup, le cou tendu, les oreilles plaquées, le museau pointé vers le plafond. Je vois sur le visage de mon père en colère les lèvres bouger mais je ne perçois aucune parole, aucun bruit. Mon esprit est ailleurs. Il est vers ce train lancé à toutes vapeurs et qui gronde dans la terre. Il semble venir de très loin et à toute vitesse. Comment décrire un bruit qui n’en est plus un, qui ne s’entend pas avec les oreilles mais avec tout le corps, qui sort du sol, des murs puis envahit tout l’espace ! Le grondement sourd et grave se transforme en craquement assourdissant comme un coup de tonnerre. Alors, pendant douze secondes, tout se met à trembler. Je vois mon père qui tombe, le chien bondir dans tous les sens. Mon lit se dérobe et je me retrouve à plat ventre au sol à moitié recouvert de gravats… |
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La Bombe
J’abandonnais donc tout ce que j’avais aimé. Mais ce que j’ignorais c’est que d’autres nuages très menaçants allaient encore pour un temps bouleverser mon destin. Mon père avait loué un appartement rue d’Isly dans le plus beau quartier d’Alger. Il travaillait à nouveau à l’hôpital. Mais cette situation était provisoire, il cherchait un endroit où nous pourrions tout redémarrer. Maman voulait que ce soit à Alger, elle en avait assez de la vie dans la brousse ! Tous les jours la radio et les journaux se faisaient l’écho des attentats très violents qui ensanglantaient le pays. Papa était très inquiet de cette révolte qui gagnait la communauté musulmane. Il était persuadé que le temps de la ‘paix romaine’ était révolu. Il n’en était pas encore à penser que la France allait perdre l’Algérie mais il restait persuadé que la colonisation pour perdurer serait obligée de répondre par la violence à la violence. Sans doute aussi avait-il eu sa dose de souffrance humaine avec le cauchemar dont il sortait à peine. Un jour une dispute opposa mes parents. Mon père avait dit son intention de quitter l’Algérie et d’aller s’installer en France à Châteauroux dans le Berry. Un vieil ophtalmo vendait son cabinet et sa clientèle à un prix raisonnable. Maman était devenue folle de rage. Elle refusait de partir, d’aller vivre loin de ses parents. Et le soleil ! Comment vivre dans un pays où il fait froid et où il pleut tout le temps ! Maman décida de divorcer il pouvait partir tout seul mais sans les enfants. Devant un tel refus mon père abandonna ce projet. Après tout il n’était pas sûr de faire le bon choix. Tout le monde semblait si certain que le calme allait très rapidement revenir. De la fenêtre je pouvais regarder le spectacle de cette belle avenue. Tout un peuple heureux de vivre avait fait de la rue d’Isly son lieu de promenade préféré. Alger était une ville universitaire et avait un petit air d’Aix en Provence avec toute une jeunesse joyeuse attablée aux terrasses des cafés. En effet on aurait pu se croire en France car dans ce quartier il y avait très peu d’Algériens… Adieu l’Afrique Je m’accroche à la rambarde poisseuse de sel. Je suis sur le pont supérieur et je guette les côtes françaises. L’énorme paquebot ouvre dans la mer mon avenir. J’ai les yeux pleins de larmes. C’est sans doute le vent. Nous sommes fin février 1956. Tout le monde sur le navire ne parle que du froid. Cela dure depuis un mois, avec des records pour le XXe siècle avec moins 36 degrés ! |
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Le Canal St Martin et le 10 rue de la Grange aux Belles
Grâce à l’argent de sa première exposition de peinture, Perrine (ma future épouse) devient propriétaire d’une sordide chambre de bonne de 9 m2 ! Les années passées près du Canal St Martin au 10 de la rue de la Grange aux Belles font partie des moments inoubliables de ma vie. Le 10 rue de la Grange aux Belles était un immeuble ouvrier composé d’une cour centrale pavée comme les rues du vieux Paris. En son centre, la loge de la concierge chargée de nettoyer les couloirs, les toilettes communes et de sortir les ordures. Toutes les fenêtres donnaient sur cette cour. Des cages d’escalier ouvertes aux vents et aux intempéries menaient au bout de longs couloirs aux multiples chambres. L’air brûlant de l’été et glacial le reste du temps nous sautait au visage dès que l’on ouvrait la porte de notre chambre. Au bout du couloir une toilette turque mal fermée par une porte hors d’âge et toujours à l’air libre, un mauvais robinet de laiton qui ravirait un brocanteur. Voilà à quoi se résumait le confort sanitaire du palace. À noter qu’une toilette turque et un robinet étaient sensés suffire à une bonne quinzaine de personnes par couloir ! Les brocs remplis d’eau claire au robinet de laiton et les cuvettes d’eaux grasses ou savonneuses vidées dans le chiotte à la turque permettaient un défilé quasi permanent dans le couloir et encourageaient une vie sociale vivante mais néanmoins tristounette. Les discussions étaient dépouillées et exemptes d’hypocrisie. La misère, comme il se doit, n’incitant pas à enrichir son esprit et le manque de vocabulaire aidant on ne parlait pas de la pluie et du beau temps. Non dans ce couloir, où à ma grande honte je fus heureux, on ne parlait que du mauvais temps. Mais parfois il nous arriva de vivre dans l’imagination de Victor Hugo et de devenir pour de bon des spectateurs des personnages des ‘Misérables’. Le samedi, jour de paye Cela se produisit quelquefois à l’occasion des payes du samedi et aussi par périodes de grands froids. Le samedi sur le coup des 11 heures du soir, l’immeuble était parfois pris de folie. Liberté-Egalité-Fraternité. Ces bouts de choux avaient oublié de ‘naître égaux’. Le froid Pour rester dans le misérabilisme, il me faut vous raconter l’ambiance lors des grands froids. Les arbres du Canal St Martin pris dans le givre de dentelles blanches. Les bateliers poussant avec de longues perches la glace brisée par les lourdes péniches. Les débardeurs, le pas mal assuré et glissant sur la fine couche de neige verglacée et le dos courbé sous les sacs de ciment. |
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