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Extraits du livre "Le perce-page"
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Le loto de Noël

Il est vrai que les fêtes célébrant la naissance du Divin Enfant approchaient. Les dames patronnesses en étaient toutes émoustillées. Le curé, qui avait autant d'autorité qu'un général d'armée, ne faisait jamais rien. Il déléguait tout. Et comme chaque année, il avait donné à ses ouailles la mission d'organiser le loto paroissial. Toutes ces braves femmes soumises n'avaient jamais osé s'abandonner dans les bras repoussants et poilus d'un homme en rut.
Mais toutes, inconsciemment, rêvaient de perdre leur vertu sous la robe du saint curé ...
Ces douces et chastes brebis étaient pleines de zèle, elles rivalisaient dans l'espoir d'être remarquées par le berger de Dieu. Elles se battaient en astiquant avec une énergie forcenée les bancs de l'église. Les ennemis de la calotte ayant de fortes chances d'être des libertins un rien pervers ne pouvaient s'empêcher de remarquer dans ces vigoureux coups de poignet les prémisses d'une gymnastique condamnable et une forme de sublimation mystique de leurs désirs refoulés.
Le loto, comme chaque année, fut remarquablement organisé. Le seul labeur du curé consistait à se frotter les mains en pensant à la somme rondelette escomptée.
Mademoiselle Gertrude était le chef d'orchestre de la cérémonie. Elle détenait ce grand privilège depuis déjà huit ans. C'est elle qui fouillait dans le grand bocal de verre pour en extirper les jetons numérotés. Elle lisait avec sa voix haute et claire les nombres que le Seigneur du ciel avait prévu de faire apparaître. Personne ne doutait que Gertrude entretenait une relation privilégiée avec le grand maître du hasard.
Tous les lots, cartons après cartons, furent distribués et les gagnants persuadés d'avoir été choisis par Dieu, poussaient en se signant des cris d'allégresse.
Le soir tombe très vite en décembre, aussi cette tombola sacrée et hasardeuse arriva à son terme avec la nuit. Le dernier carton, le plus cher, était réservé à une pièce de choix. Un énorme jambon offert par ?

Mademoiselle Gertrude ne parvint pas à lire le nom du donateur. Enfin le dernier numéro fut tiré et un homme au bord de la crise cardiaque hurla : J'ai gagné ! J'ai gagné !

La cochonnaille était cachée sous un sac de jute. La tradition voulait que l'on dévoilât le jambon pour l'admirer.
La dame patronnesse, très cérémonieusement, comme si elle était la donatrice, défit la corde poisseuse.
Le sac glissa en découvrant une cuisse de femme, délicieusement persillée et fumée au bois de hêtre.
Ce fut le premier reste gourmet d'innombrables crimes.

Les cadeaux de Noël

Le lendemain, le 25 décembre, arriva enfin et ce fut un vrai bonheur pour les parents, humbles ou aisés, de se réjouir de la joie émerveillée de leurs enfants chéris découvrant leurs cadeaux. Chez les rupins, la profusion et les largesses des nantis ouvraient les petits esprits à un futur très ennuyeux. Avoir tout à satiété et sans effort ne tarderait pas à tarir leurs désirs.
Chez les fauchés, les justes-en-fin-de-mois, les tire-le- diable-par-la-queue, les rameurs, spécialistes des galères à répétition, là, les parents se contentaient à regret de remplir les vieilles chaussettes raccommodées de rares bonbons chimiques ou de caramels de mauvaise qualité.
Le 25 décembre, la gendarmerie fut débordée : le standard fut submergé d'appels.
Nombreux, agacés de n'avoir pas de réponse en raison des lignes saturées, se mirent à appeler les pompiers et les urgences. Des voix affolées hurlaient au téléphone.
De toutes parts, venant autant des beaux quartiers que de toutes les cités populaires, la plainte était la même : le Père Noël avait distribué aux pauvres des confiseries faites de phalanges ou d'oreilles enrobées dans du papier d'argent ! Avec les riches, il fut plus généreux en offrant des boites joliment emballées de papier cadeau qui contenaient des cœurs, des rates, des foies !
Le tout magistralement cuisiné...

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Deux histoires se chevauchent et se mélangent dans ce livre.
L'une angélique et l'autre diabolique.
Les extraits ici proposés n'évoquent que le côté obscur de l'auteur.
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Revenons donc aux crimes

Ce retour vers le morbide semble vous réjouir ! Il vous faudra vous inquiéter d'une réaction si sordide...

La police se perdit en théories et hypothèses incertaines. Il fut impossible d'identifier les victimes. Pour le premier Noël, on dénombra quatre cents morceaux de viande appartenant à une bonne trentaine d'individus différents. Les analyses des ADN furent une dépense inutile car elles ne correspondaient à aucun individu fiché. Aucune empreinte digitale ne fut exploitable pour la bonne et simple raison que les phalanges retrouvées ne furent jamais celles des extrémités des doigts. Pas d'empreintes digitales et pas d'avantage d'empreintes dentaires. Le ou les criminels avaient édenté toutes les victimes.
Retrouver des corps sans être capable de les identifier revenait à ne pas avoir de corps. Pourtant les inspecteurs et les psychiatres avaient une seule certitude.
L'assassin jouait au Père Noël. La distribution macabre avait lieu pendant les festivités de Noël. Et en premier lieu dans les cités défavorisées, vous savez du genre où pour dormir on doit se remplir les oreilles de papier toilette ou de coton hydrophile, à cause des voisins qui hurlent. La mie de pain, peut aussi très bien faire l'affaire pour ne pas entendre les cataractes des chasses d'eau et le fracas d'éboulement des vide-ordures. Dans ces clapiers de pauvreté, les cages d'escaliers sont les seules salles de jeux de la marmaille, pondue inconsidérément en surnombre. Pour masquer la misère, des tags y posent leurs notes de couleurs gaies. Donc dans ces résidences du bonheur, notre Nestor et son ami le commissaire furent les premiers à découvrir une chose horrible. Les gamins des cités jouaient aux osselets non pas avec les traditionnels os de mouton mais avec les ossements de phalanges humaines. Il fut très difficile de récupérer ces jouets dans les logements à loyers modérés et impayés.
Les gosses défendaient leurs reliques comme de vrais moines trappistes.
Nos limiers découvrirent que ces ossements étaient les restes de sucettes faites de bonne viande confite au miel et enrobée de caramel à la cannelle. Les gamins en raffolaient et attendaient avec impatience le prochain passage du Père Noël ! Lorsque cette découverte fut révélée, l'enquête progressa d'un coup. L'assassin était assurément un remarquable confiseur et un excellent cuisinier. Le pâté de tête sauce à l'Armagnac, le foie bien gras mariné au vin blanc, les rognons sauce champignons et cognac. Le tout garanti sans porc, ni colorants. Des mets de grand chef !

Un policier convaincu d'être un ripou fut obligé de goûter à la cuisine diabolique. Pour le brimer on le prévint qu'il allait manger de l'homme. Comme on l'avait privé de nourriture pendant sa garde à vue, il dévora le tout avec délectation et en redemanda !

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Les agapes de l'Hotel de Lassay

L'assassin entrait dans la cinquième année de ses généreux cadeaux. Cette année-là, les policiers crurent tenir une piste : les cartes de visite. Sur chaque colis gastronomique et dans chaque paquet de friandises, bien en évidence, trônait un carton de bristol, ressemblant à s'y méprendre au marque-page d'un missel de premier communiant. Les gourmets n'avaient plus aucune excuse.
Ils étaient prévenus : en suçant les phalanges confites ou en dégustant les plats cuisinés, ils étaient devenus des cannibales avertis, heureux et repus !
Pour la police et les psychiatres, ces bristols, au lieu de simplifier l'enquête, ne firent qu'épaissir le mystère. Sur les cartes de visite, un Père Noël hilare ouvrait ses bras, les mains grandes ouvertes de bonté. Le bonhomme en habit rouge avait exactement l'attitude accueillante de l'idole christique décorant le tympan central du portail de la basilique de Vézelay.
Et écrit en lettres gothiques dorées à l'or fin :

Aime ton prochain, déguste-le.
Mange sans crainte.
Ne manges-tu pas le corps du Christ ?

Suivait la recette de cuisine très détaillée où rien ne manquait.
Tout d'abord la description exacte de la pièce de viande. Pour faciliter la compréhension, les termes employés étaient les mêmes que ceux servant à décrire et à situer les morceaux d'une carcasse de bœuf.
Filet, entrecôte, bavette, aiguillettes, gîte de noix, jarret, collier, macreuse, basses côtes, faux filet.
Le terme de boucherie vient du mot bouc. Ce fameux bouc émissaire qui après avoir eu la bonté de prendre sur son dos innocent le poids de nos péchés, est découpé et désossé en vue d'être avalé par l'ogre humain.
Les âmes bien pensantes, avant d'être offusquées par le sacrilège odieux d'anthropophagie, furent profondément bouleversées et choquées de découvrir la totale analogie entre le corps d'un homme et d'un animal. Devant le miroir, ils tâtaient leurs viandes graisseuses et ils y reconnaissaient leurs filets, entrecôtes et bavettes ! Sur les bristols, sans doute pour aider la police ou pour la tourner en bourrique, étaient données les adresses des fournisseurs, abattoirs, grossistes et simples boucheries.
Suivait la longue liste des boutiques où se procurer les multiples parfums donnés par les champignons, alcools, épices et plantes aromatiques.
Pour l'assaisonnement, des sels bien français et des poivres originaires de pays exotiques.
Les ménagères avaient donc en leur possession toutes les recettes et toutes les adresses pour prolonger en famille, et toute l'année, la joie fraternelle de Noël.

Autant d'indices et de pistes qui donnèrent du grain à moudre aux malheureux enquêteurs.
Ces folles investigations se limitèrent au début au seul pays berrichon et aux magasins de Châteauroux.
Les nouveaux bouchers, charcutiers et confiseurs qui n'arrivaient pas à lutter contre la concurrence des hypermarchés de la cité préfectorale tombèrent tous en dépression, harcelés qu'ils étaient par les policiers exaspérés de ne pas découvrir la moindre piste ou lueur de vérité susceptible de leur assurer une promotion.
Certains de ces commerçants déjà en dépression en raison du harcèlement policier devinrent complètement fous lorsque leurs rares clientes réclamèrent des oreilles ou des gigots de bébés de lait et élevés sous leurs mères.
Ces braves bouchers furent suspectés d'être des adeptes de l'auto-cannibalisme. En effet, il fallut les camisoler pour les empêcher de se manger les mains. En fait, ils se mordaient les doigts d'avoir eu la mauvaise idée d'acheter à prix d'or leurs satanées boutiques.
Ils savaient que leurs vendeurs coulaient des retraites heureuses au soleil de la Riviera ou des Alpes de Haute Provence et cela achevait de les rendre fous de rage !
Pendant que la police scientifique analysait la cuisine et les recettes sataniques, Interpol envoyait sur tous les continents ses meilleurs limiers pour aller pourrir la vie des pauvres planteurs d'herbes rares et aromatiques. Ces modestes cueilleurs, perdus dans les sommets des Andes, des hauts plateaux éthiopiens ou dans les forêts tropicales d'Amazonie, n'avaient qu'un seul et unique client, un certain Monsieur Ducros.
La police osa aller déranger le célèbre brave homme qui passe sa vie à se décarcasser pour le plus grand bonheur des papilles sensibles des fins gourmets.
Aussitôt l'industriel de l'épicerie, dont tout le monde connaît la voix joviale et l'accent plein de soleil, prit son autre voix, acerbe, épicée et autoritaire, pour appeler à son secours les grands chefs étoilés du Guide Michelin ainsi que les grands maîtres des cuisines du Palais de l'Élysée et la brigade prestigieuse de l'Hôtel de Lassay, la table la plus raffinée, goûteuse et coûteuse de Paris.
Venue de la hiérarchie, une avalanche de reproches s'abattit sur les malheureux enquêteurs.
Les critiques remontèrent jusqu'aux plus hauts niveaux.
Le Président de la République sortit de sa torpeur de roi fainéant pour glisser un mot au ministre de l'Intérieur afin qu'il calme le zèle de ses policiers.
Mais l'affaire ne s'arrêta pas là.
L'Hôtel de Lassay, l'humble cantine du Palais Bourbon, vit dans ce harcèlement un grand risque pour les doux et scandaleux privilèges des députés. Celui qui se prenait pour Dieu le Père avec sa position dominante dite du Perchoir fut le plus virulent.

Cette anthropophagie berrichonne et l'enquête mondiale qu'elle entraînait, commençaient à coûter très cher aux contribuables français.

Il y avait le risque que les journalistes, ces empêcheurs de ripailler entre coquins, se mettent à fouiller dans les comptes des cuisines des élus de la République.
Un bruit alarmant fut colporté par Le Canard Enchainé : Les députés de tous bords avaient reçu en étrennes une boîte de sucreries. Une variante délectable des célèbres dattes fourrées marocaines : des phalanges de vierges du Maghreb désossées, cuites au miel de lavande du Plateau de Valensole et fourrées de pâte d'amande d'Andalousie ou aux pétales de roses de Cyrène.

Personne n'y goûta mais ce fut, dit-on, un vrai régal !