Myriam et Joseph
Joseph Pélissier est célibataire. Il n’a que trente ans. Il est assez bel homme. C’est un vrai gars du pays, solide et costaud comme les douze vieux chênes qui ont été plantés il y a fort longtemps par un aïeul très croyant.
Douze chênes portant chacun le nom d’un Apôtre. Même Judas a eu le sien. Ils entourent la Bastide comme douze gardes protecteurs. Ses pères se sont toujours interdit de les couper.
Joseph, lui aussi s’est juré de ne jamais les abattre.
Mais le futur de Joseph n’existe pas.
Parfois, il se désole d’être le dernier de sa race. Il est inquiet pour l’avenir des grands chênes, lorsqu’il ne sera plus sur cette terre pour les défendre ! Le haut Plateau d’Albion est trop rigoureux, trop chaud l’été ou trop froid lorsque le mistral s’engouffre dans la grande faille de Montbrun qui sépare le Ventoux de Lure. Si Joseph n’a pas d’avenir c’est parce que les femmes ont déserté depuis longtemps ces terres trop rudes. Il est viscéralement attaché à son coin de Haute Provence. De sa Bastide le regard s’étend à l’Ouest jusqu’au Mont Ventoux, sentinelle isolée de pierres blanches. Mais Joseph préfère la longue chaîne de Lure qui s’étale vers l’Est. Il est ému par cette montagne car elle suggère la langueur féminine. Tel un immense corps allongé l’impudique montagne offre aux rayons du soleil ses cuisses, ses hanches, sa chute de rein. N’ayant jamais vu, par grande solitude, un vrai corps de femme, Joseph est donc devenu amoureux de sa sensuelle montagne…
Comme à chaque printemps, il désherbe ses pieds de lavande avec l’aide d’un griffon tiré par son vieux compagnon "Bijou", petit cheval de trait qui n’a plus besoin d’ordre pour savoir ce qu’il faut faire. Au bout du champ, des jeunes gens curieusement habillés attendent patiemment qu’il aille au bout de sa rangée. Dans le groupe Joseph remarque tout de suite les ravissantes filles avec leurs longues chevelures. Des tresses fines, où se mêlent des rubans colorés, forment une petite couronne autour des fronts lisses. Les robes sont amples et couvrent tout le corps mais restent impudiques car très transparentes. Les babas cool demandent à Joseph si par hasard il ne pourrait pas leur louer un bout de sa maison. Tout de suite le paysan accepte car la solitude lui pèse. Justement il dispose de quelques granges un peu encombrées…
À plusieurs bras, les lieux sont vite débarrassés et le soir même, les voyageurs s’y installent…
Joseph aime rendre visite à ses invités. Il est très content car ils semblent tous se plaire à la Bastide.
Chaque jour arrivent de nouveaux chevelus, ils sont bientôt près de cinquante. Les granges ont oublié la tristesse de leur ancienne utilité : débarras des objets mis au rebut, entassement de tout ce qui ne servait plus depuis longtemps, mais que Joseph se refusait de jeter par prudence, nostalgie et horreur de se démunir.
Les vieilles pierres résonnent de joie et de romantisme aux sons des guitares et des chants mythiques des hippies : Donovan, Dylan, Joan Baez. Le sol en terre battue est recouvert de vieux tapis et de matelas usagés que les Babas cool vont récupérer dans les poubelles du coin. Joseph leur a prêté une mauvaise carriole à bras et ils ramènent à pied leur butin de vieilleries trouvées dans les décharges publiques de Revest du Bion ou de Banon. De splendides tentures indiennes, qui semblent être leurs seuls trésors, sont accrochées aux murs de pierres et les fumées de bâtons d’encens odorants donnent au lieu un air de temple bouddhiste.
Joseph est très apprécié par la communauté. Aussi certains lui donnent volontiers un petit coup de main, mais Joseph reconnaissant, leur amène alors un peu de bois et quelques œufs frais. L’homme du pays qui n’est pas très au courant des choses de l’amour ne trouve rien à redire lorsqu’une couverture vivante cache les ébats d’amoureux occasionnels… Il apprécie toute cette jeunesse qui lui fait oublier sa solitude et la beauté du spectacle avec tous ces vêtements colorés. Un soir il faillit goûter à la "fumette" mais il manqua de s’étouffer à la première bouffée. Son organisme habitué à l’air pur de sa montagne refusa de se prêter à cette curieuse pratique. Il ne retenta jamais l’expérience.
L’été, comme à son habitude, est chaud et sec. De la mi-juin à la mi-juillet les hautes terres se font belles et odorantes. La Bastide s’habille de sa robe de richesse, faite de l’or des blés ondoyants sous le vent et des rayures violettes des champs de lavandes. La grosse demeure de pierres, la campagne et l’air léger sentent alors l’odeur du paradis. Puis les hommes la déshabillent, ils lui enlèvent d’abord ses bijoux d’or, puis par bandes lui ôtent sa belle robe violette. Alors le soleil se fait implacable et la nature se retrouve toute nue et couvre ses rondeurs du velours beige des herbes desséchées. Cet été-là, le bonheur de Joseph fut parfait jusqu’à ce soir d’octobre où un terrible mistral se mit à balayer rageusement le haut plateau. Il va voir comme à son habitude ses invités. La grange d’un coup est devenue invivable. L’immense charpente avec ses vieilles tuiles laisse passer le vent et mille couteaux glacés s’abattent sur les pauvres hippies qui se serrent les uns contre les autres dans l’espoir de garder un peu de chaleur. Le feu qui brûle au milieu de la grange ne réchauffe pas. Une jolie rousse au regard triste, grelotte de froid. Il s’assoit près d’elle et pour la réchauffer, l’enlace dans ses bras musclés. Il respire l’odeur poivrée de la peau persillée de taches de rousseur. Pour la première fois, il sent son cœur qui s’affole dans sa poitrine. Il a envie de la protéger comme un oiseau tombé du nid. La belle se sent incroyablement bien contre ce grand corps de travailleur. Elle est surprise car les grosses mains calleuses de Joseph se contentent très sagement de protéger du froid ses fines mains gelées. Les hommes jusqu’à présent l’ont habituée à d’autres comportements…Elle s’est endormie.
Joseph, doucement l’allonge sur le vieux matelas et enlève sa veste de gros velours et avec le vêtement, il la protège du mieux qu’il peut. Il n’a pas osé la réveiller pour lui dire de venir chez lui où brûle déjà la vieille cuisinière à bois. Demain il lui faut se lever à l’aube pour aller donner la main à son voisin. Chose promise…
C’est dans un paysage couvert de la première gelée matinale de l’année que Joseph part de bonne heure chez son ami. Pendant presque toute la journée, à la fourche, il l’aide à vider la bergerie du fumier accumulé depuis plusieurs mois. Les brebis ne s’éloignent pas au-delà de l’aire qui entoure la grande bergerie. Le sol y est toujours plus vert qu’ailleurs. Une herbe fine et savoureuse prospère dans le riche humus des petites crottes noires comme des olives que chaque jour le troupeau y dépose. Les bêtes se déplacent serrées dos à dos pour se prémunir du froid. Le mistral n’a pas son pareil pour effacer les bienfaits de la pluie. Il fait, en quelques heures, disparaître l’eau des ornières des chemins de terre. Il s’amuse à disperser la légère fumée humide qui s’élève des dos laineux. Les hommes travaillent sans prendre le temps de parler, il faut faire vite pour remettre au plus tôt le troupeau à l’abri, dans la chaleur de la bergerie. Avec sa toison dérisoire le mouton des Préalpes peut prendre froid ! Le délicieux mouton de Sisteron a le bon goût, lorsqu’on le fait cuire, de ne pas sentir le pull-over grillé comme son cousin le Mérinos.
Mouton à laine ou mouton à viande, chacun son travail !
Après un bon dîner de remerciement et un verre d’eau-de-vie pour se réchauffer, Joseph retourne à la nuit vers sa Bastide. Le ciel est lavé de tout nuage, le mistral, comme à son habitude est parti se reposer lorsque le soleil a basculé derrière le Mont Ventoux. La lune bien ronde illumine de sa lumière cristalline et bleutée les doux paysages que Joseph aime tant. La pureté de l’air débarrassé de son humidité et les longues ombres de lune donnent un relief saisissant à toutes choses. Même le chemin de terre et de pierres rondes livre dans un camaïeu de bleus le secret de ses moindres aspérités. Sans couverture nuageuse, la terre se vide de ses souvenirs de chaleur estivale. Joseph sait que cette nuit lunaire va être très froide. Mais il est heureux, il va revoir la jolie rousse et lui demander son prénom !
Sur la table de sa cuisine il y a un mot : "Merci pour tout, nous partons tous, ici il fait trop froid". Dans la grange, il retrouve sa veste avec une petite lettre :
"Adieu Joseph, merci pour la veste, je reviendrai peut-être un jour, garde-toi bien. Myriam."
Il pensa longtemps à Myriam, lui qui ne croyait pas à grand-chose, il se mit à prier pour qu’elle revienne.
Puis il devint taciturne. Deux années passèrent.
Après le violent orage du 15 août, pris de désespoir, il décide d’abattre les douze grands chênes. Avec rage il va dans la remise chercher sa tronçonneuse. Il peste car elle refuse de démarrer. Et plus elle résiste, plus son envie de détruire augmente. Enfin dans un nuage de fumée noire, la machine infernale démarre. Il s’attaque au premier, juste devant la remise aux outils, le plus gros, celui qui lui fait une ombre si agréable lorsqu’il bricole sous le cagnard du mois de juillet. La chaîne neuve et bien huilée entre sans effort dans la chair du géant. Joseph transpire de remords mais il sait qu’il lui faut tuer cet arbre. Lui ou cet arbre. Il vient de comprendre que la vie du chêne va lui éviter de mettre fin à sa vie de solitude. Soudain avec un bruit sec, la chaîne casse. Joseph met un temps fou à sortir les maillons coupant de la blessure de l’arbre. Il va aussitôt remettre une chaîne neuve. Une gerbe d’étincelles et une odeur d’éclats de silex font comprendre à Joseph que l’arbre est truffé de pierres ou de clous. Mais il insiste rageur. Et à nouveau la chaîne casse. Joseph s’assoit au pied de l’arbre et en silence, il pleure.
Il a renoncé à couper le grand chêne et il regrette de l’avoir inutilement blessé…
Il note que très bientôt il va entrer dans une troisième année de solitude. Un soir du mois d’octobre, il est en train de brûler les herbes folles de l’été. Il aime voir monter dans le ciel la fumée des brûlis. L’automne est là, avec ses belles couleurs mordorées. L’air doux et mélancolique sent les champignons. Il adore cette période encore un peu chaude, juste avant que le mistral n’annonce le retour de l’hiver et lui rappelle le jour où les babas cool sont partis…
Il aperçoit sur le chemin de terre qui monte vers la Bastide une frêle silhouette.
Tout de suite aux battements de son cœur, il sait que Myriam est revenue. Elle est très maigre. Dans ses bras elle porte un petit garçon. Elle ne saura jamais qui est le père. Aucune importance, elle n’a dans la tête que les souvenirs des sommets Himalayens et de ses amis et amants qui sont restés là-bas du côté de Katmandou, terrassés par la misère et les drogues dures…
Il faudra quelques années à Joseph pour rendre la joie de vivre à Myriam.
Les douze grands chênes sont toujours là et resteront encore debout pour quelques générations.
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Kabîr
Sam, le petit garçon que Myriam tenait dans ses bras, après maintes aventures, est devenu un homme...
Sam regarde le Boeing 747 qui file droit vers l’Est. L’avion quelques heures plus tard se pose à Paris, juste pour faire le plein de kérosène. Des hommes d’affaires pressés en descendent. Ils viennent en Europe décider de la marche forcée du progrès. Ils sont impressionnants avec leurs attachés-cases attachés à leurs poings par une chaînette dorée. Il faudrait leur arracher le bras pour découvrir ce que cachent leurs documents secrets. Sans doute des projets inavouables sur les mille et une manières de "faire de l’argent" pour devenir riche, le plus riche possible ! Descendent aussi des touristes venus dépenser leurs dollars pour voir danser le "french cancan" et découvrir le goût des cuisses de grenouilles aux fines herbes. Au bout d’une petite heure, l’avion est à nouveau rempli de voyageurs et de carburant. L’avion, avec son plein d’occidentaux va s’envoler vers les paradis de l’Extrême-Orient.
Aussitôt, sans laisser le temps à la planète de reprendre son souffle, les réacteurs vont pendant quelques heures, recracher dans l’atmosphère encore davantage de gaz à effet de serre. Ainsi les enfants gâtés des pays "développés" vont, pour leur plaisir, épuiser sans compter l’énergie qu’ils se sont appropriée à bas coûts dans tous les pays de pauvreté. Les touristes vont admirer les splendeurs des civilisations exotiques tout en se plaignant de la saleté et des fortes odeurs. Les femmes, sans respect pour les coutumes locales, exhiberont leurs corps à moitié dénudés aux yeux ahuris des autochtones !
Sam l’ignore encore, mais à l’autre bout de la terre, presqu’aux antipodes de New York, va se jouer un drame qui affectera sa famille. Au Bangladesh, au bord du Brahmapoutre vit une famille qui lutte pour survivre. Pour ceux qui se battent pour trouver à manger dans le limon du grand fleuve, il n’y a jamais de répit. Il n’y a pas de place pour le moindre bien-être. Pas de voyages, pas de loisirs, pas de confort. Tout se fait depuis la nuit des temps avec la force animale et humaine. Ils ignorent la puissance des machines.
Eux ne polluent pas. Ils passent sur terre en s’excusant presque d’exister…
Et plus l’homme blanc devient riche plus le reste du monde crève…
Le malheur rend les hommes fatalistes et résignés.
Parfois certains se révoltent et par haine, ils peuvent devenir des bêtes fauves…
À cinq mille mètres d'altitude, dans la chaîne des Kailas, au pied du glacier Kubigangri, près de Lhassa coule un torrent impétueux. Vallon après vallon, les eaux himalayennes chargent les eaux pures et glacées de minéraux et de nutriments. Rapidement, le petit torrent devient un immense fleuve qui né au Tibet, traverse la Chine, l’Inde et enfin le Bangladesh. Juste avant de se jeter dans le Golfe du Bengale, le Brahmapoutre va marier ses eaux avec le Gange.
Le fleuve sacré indou devient alors le Jamuna.
Les "Chars" ou la danse de la rivière
Formées du sable et de riche limon déposés par le fleuve en période de mousson, les "chars" sont des îles provisoires. Des millions de personnes vivent sur ces îles incertaines. La durée de vie de ces îlots dépend du bon vouloir du fleuve qui peut ravager une île en quelques jours ou l'épargner pendant des décennies.
Les eaux empruntent un chemin puis l'abandonnent. Les habitants des "chars" de la Jamuna-Bhramapoutre sont des fermiers qui ont hérité la terre de leurs aïeux. Les terres émergées et immergées ont donc des propriétaires. Les terres sous la rivière ont une valeur marchande, car chacun sait que tôt ou tard elles resurgiront. Ces terres limoneuses sont extrêmement fertiles et chaque recoin est cultivé.
À partir de la fin du mois d'octobre, le niveau de la rivière Jamuna-Bhramapoutre baisse. Tout s'assèche à l'exception du bras principal. Pendant cette période de descente des eaux, les paysans des "chars" cultivent le lit de la rivière. La rivière n'étant plus navigable, les "chars" sont alors très isolés et les habitants doivent marcher des kilomètres dans les sables pour gagner la rive du fleuve.
La remontée des eaux a lieu en mai et juin avec les premiers orages de mousson. Mais pendant la saison des pluies, le niveau du fleuve monte si fortement que les huttes des fermes sont inondées. Certaines îles sont détruites. Le fleuve furieux emporte les habitations. Des îles nouvelles émergent à proximité. Les habitants des "chars" doivent alors émigrer en quelques jours et commencer une nouvelle vie.
En période de mousson, tout est liquide et tiède. L’eau est le seul élément. Elle impose sa loi et imprègne tout, la terre, l’air et les hommes. Sur les rives du fleuve en furie, Mostafa est ruisselant et maculé de la boue grasse qui colle à tout. Il étale dans la glaise son tapis de prière. Il ouvre ses mains vers le ciel… Il est trop loin de son "Char" pour voir si les eaux ont tout emporté. Mais avec son expérience, il sait qu’Allah une fois de plus va éprouver sa foi. Parfois une colère sacrilège soulève son cœur d’une haine vite réprimée. Pourquoi les musulmans sont-ils si souvent abandonnés dans la misère qui leur colle à la peau ! Dans le secret de sa pensée, Mostafa parfois doute. Il sait qu’avant d’être musulmans, ses ancêtres étaient des païens. Au lieu de dérouler leurs tapis de prière vers la lointaine Mecque, ils jetaient dans le fleuve des fleurs et des parfums pour obtenir la bienveillance du Dieu du Gange et du Dieu du Brahmapoutre. Ces rites dépassés n’avaient aucun effet sur les colères des dieux fleuves.
C’est du moins ce que lui a affirmé l’Imam. Mais Mostafa sait que ses prières musulmanes n’ont, elles aussi, aucun effet ! Ce que l’imam a déclaré, à la Mosquée, lors de son dernier prêche lui a déplu car Mostafa est un homme bon. Mais son fils aîné Kabîr l’inquiète un peu car il est toujours en compagnie du religieux. Son caractère d’enfant doux avec les années s’est durci. Il sent dans son regard une haine qui lui fait un peu peur.
"Nos malheurs viennent des occidentaux, ces chiens de chrétiens qui avec leurs excès de richesses polluent la planète ! Avec leurs millions de voitures, avec tout le pétrole qu’ils brûlent, ils font changer le climat ! Les glaciers de l’Himalaya vont finir par disparaître, la mousson n’arrive plus, comme avant, à date fixe. Elle n’est plus régulière ou il ne pleut pas assez ou beaucoup trop. Les typhons sont devenus terribles car ils dévastent tout. Et le pire c’est la mer qui ne cesse de monter. Dans 20 ans, nous serons tous obligés de partir et de mendier notre nourriture ! Par la faute de ces maudits Incroyants, il faudra rendre à la mer de la bonne terre d’Islam !"
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La main d’Allah
Kabîr doit éviter les rues principales, là où sont installés les barrages surveillés par les Américains. Il roule un peu au hasard, il lui faut trouver un lieu très populeux. La vieille camionnette grince de partout et risque de se briser en deux dans ces ruelles défoncées. Personne ne songe à réparer les chaussées. À quoi bon ? Tant que la guerre n’est pas finie, ce travail semble inutile. Les murs des maisons, comme le goudron des rues gardent les traces des combats incessants des dernières décennies. Le peuple Afghan semble ne se complaire que dans la lutte armée. Les rues de Kaboul ont vu tant de combats ! Les ennemis sont différents mais la guerre ne semble vouloir ne jamais s’arrêter. Afghans contre soldats étrangers ou Afghans contre Afghans. Cela ne fait aucune différence.
Le principal est de se battre… Kabîr finit par trouver le lieu idéal. Un marché à ciel ouvert, noir de monde. Il gare la camionnette pourrie juste devant une caserne de la maudite milice gouvernementale.
Ces chiens qui collaborent avec les Occidentaux…
Kabîr remarque un homme en tenue d’officier américain. Il porte une croix sur sa poitrine. Kabir a reconnu l'uniforme d'un pasteur chrétien : cette religion des ennemis de l'Islam. Le pasteur est très grand et très blond. Il semble faire du tourisme. Il doit être un peu fou car il se promène seul et sans arme. Il est l’un de ces maudits américains qui réchauffent le climat et font monter la mer. Il est responsable du malheur de sa famille !
Un milicien afghan s’approche de la camionnette et jette un œil sur la cargaison. Il ne voit que des casiers remplis de poules maigres qui s’entre-bouffent. Leurs croupions sont déplumés et ensanglantés. Il demande à Kabîr s’il croit qu’il trouvera quelqu’un d’assez bête pour lui acheter de si vilaines bestioles. Le milicien goguenard, se retourne vers le marchand de volaille pour entendre sa réponse. Il n’avait pas encore regardé le visage de Kabîr. Aussitôt le sourire du soldat se fige. Il comprend que l’homme est un étranger avec sa peau trop sombre. Il comprend que l’homme ne parle pas le dari et qu’il n’a rien compris à sa moquerie. Alors tout va très lentement, le milicien voit Kabîr sortir de sa poche une petite boite noire. L’air est devenu aussi lourd que l’eau. Il tend péniblement le bras pour essayer d’arrêter la main qui écrase un petit bouton rouge. Ces dernières secondes lui semblent une éternité. Le regard désespéré et triste de Kabîr derrière un brouillard de plumes ensanglantées, sera la dernière vision du milicien…
Il y eut environ trente morts. Le nombre exact resta inconnu car il est impossible de s’y retrouver dans une marmelade humaine. Il y eut quarante-deux blessés. Certains très graves, estropiés pour la vie. Les victimes furent toutes musulmanes. Toutes, sauf une seule, un très grand américain.
Le Professeur Goldberg regarde, incrédule, l’écran qui est censé lui donner avec une infinie précision les zones d’activité du cerveau de David. Lorsque l’explosion ébranla tout Kaboul, la camionnette fut pulvérisée en une multitude de fragments de métal rouillé. Protégé par la foule compacte qui l’entourait, David n’eut aucune blessure sur le corps. Le visage fut épargné. Mais le souffle meurtrier chargé de mitraille ravagea la nuque du géant blond. Dans l’hôpital militaire de Kaboul, un chirurgien retira plus de vingt éclats métalliques fichés dans la nuque du malheureux. Certains étaient minuscules, d’autres avaient traversé la boite crânienne.
L’onde de choc avait brisé les vertèbres à la base du cou.
C’est dans cet état que le professeur reçut le grand corps de l’évangéliste. Tout de suite, il comprit l’ampleur des dégâts. Le pauvre David personnifiait la plus grande hantise du praticien : être totalement paralysé avec un cerveau capable de penser. Le Professeur Goldberg était obsédé par ce qu’il considérait comme la plus terrible des souffrances humaines. Être prisonnier dans son corps et ne plus rien ressentir, ne plus pouvoir communiquer, ne plus rien voir, ne plus entendre. Être conscient d’être enterré vivant dans une enveloppe devenue inutile. Le professeur avait la prémonition d’une telle fin. Il avait une peur panique de ne pas être en mesure de mettre fin à ses jours. Il était un membre très actif des associations qui dans plusieurs pays luttaient pour que le suicide assisté soit possible.
Il avait, devant notaire, déchargé de toute responsabilité la personne qui, pour lui, aurait le courage d’enfreindre la loi.
Devant le corps inanimé de David, le professeur comprit que sa prémonition ne le concernait pas personnellement.
Il allait falloir décider de la vie ou de la mort du pasteur.
Aurait-il assez de courage ?
Le professeur regarde son écran. Il n’a jamais vu un tel phénomène. Presque toutes les parties de l’organe le plus complexe de la création sont illuminées. Cela signifie une chose impossible. Le cerveau, normalement, ne fonctionne qu’avec 10 % de ses neurones.
Celui de David tourne à plein régime !
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La Baisse de Malcort
La borie de la Baisse de Malcort existe. Elle est une sentinelle accrochée à la Crête de la Montagne de Lure. Elle est représentée sur la couverture du livre. Elle pourrait être le casque d’un géant Franc ou Wisigoth. Ces êtres mythiques disparurent des imaginations lorsque les Romains habillèrent de raison les âmes rêveuses des ancêtres des Provençaux. Avant la nuit, Sam se fait une réserve de bois mort. À l’aide de sa grande cape, sous un grand fayard, il fait plusieurs fois le plein de feuilles mortes qui lui serviront de paillasse et de couverture. Déjà, le risque de se perdre est grand. Un grésil sournois, redoutable union de brouillard, de grêle et de minuscules flocons de neige se met à tomber dru et très rapidement, dans un grand silence ouaté, fait tout disparaître sous une blancheur cotonneuse…
Les flammes dévorent goulûment les branches pleines de résine odorante du pin d’Alep. Elles illuminent la voûte pointue de la borie. L’ancienne cabane de berger est suffisamment grande pour permettre d’y dormir assez loin du petit brasier. Mais le foyer est prudemment entouré d’un petit muret qui fait office de pare-feu car les résineux aiment bien s’exprimer en pétaradant de joie et en explosions de braises. Pour éviter d’attraper la mort avec l’air circulant librement à travers les murs de pierres sèches, ce refuge de berger est crépi à la chaux du sol jusqu’à hauteur d’homme. Au-dessus, plus de crépi jusqu’au sommet de la voûte pointue. Ainsi la fumée peut sortir librement en se faufilant entre les lauzes. Les grandes pierres plates sont brunies de suie, surtout la dernière qui est totalement noire, cette lauze est la clef de voûte, elle est la maîtresse de l’ouvrage. Elle supporte une pierre toute ronde. Une coquetterie, juste pour faire joli…
Sam est heureux et au chaud dans son lit de feuillage. Les flammes réchauffent la cabane circulaire et éclairent d’une douce lueur cuivrée la fumée qui flotte irréelle comme le ciel transparent d’un lit à baldaquin. Dehors le vent s’est levé et lorsque les rafales se font violentes et viennent s’user contre la borie, le tirage augmente et la fumée est aspirée dans un sifflement grave de mécontentement.
Alors, à regret, les âmes des branches, des aiguilles et des cônes de pin vident les lieux et poussées par le vent, vont se perdre dans la nuit glacée.
Il fait presque chaud dans le havre de pierres.
Sam nage entre les deux eaux du sommeil. Le vent est devenu furieux et hurle si fort qu’il est impossible de replonger dans le lac paisible et lisse des rêves. Il finit par renoncer à dormir et jette une brassée de branches dans le lit du foyer. Aussitôt comme un petit dragon que l’on réveille, les braises crachent des flammes toutes neuves pleines de vie et de joie. La borie est en partie close par une porte de neige. Le vent en tourbillonnant autour de la borie a déposé une congère devant l’entrée, judicieusement située plein sud à l’opposé des vents dominants. Par moments, une fine poudre d’or descend lentement de la voûte enfumée. La lueur du feu illumine un bref instant cette poussière de neige qui est parvenue à s’infiltrer entre les lauzes. Avant de toucher le sol, l’âme de cette neige égarée disparaît vers un état gazeux, une apparence passagère éternellement retrouvée. Sam s’assoit sur une grosse pierre faisant office de banc primitif prévu pour accueillir deux amoureux aimant contempler la danse du feu.
Il remarque alors l’empreinte qu’un poisson lui a envoyée, comme une bouteille à la mer, il y a des millions d’années.
Alors le chaman replonge dans ses délires verbaux et sans prendre le temps de présentations inutiles, il demande au fossile ainsi perdu au sommet d’une montagne glacée, s’il ne souffre pas trop au souvenir de son océan originel et tropical. Avec les reflets dansants de la lumière du feu, l’empreinte du poisson semble encore frétiller dans sa prison de pierre. La réponse tardant à venir, Sam comprend que sa question est idiote. Comment peut-on avoir encore des souvenirs après des millions d’années ! Devant le mutisme de son compagnon de veillée, Sam imagine seul l’incroyable formation des fonds marins, immense cimetière sédimentaire, empilement de squelettes et de coquillages, restes des amours innombrables de myriades de poissons et de mollusques follement amoureux et terriblement prolifiques. Puis il voit ce calcaire, immense pierre tombale, poussé par la puissante force de la terre, se fissurer de toutes parts puis s’élever des abysses marines, sortir des flots tièdes, monter doucement, monter encore pour se transformer en montagnes de pierres, majestueuses, arrogantes et glaciales.
Tout ce qui semble immuable n’est qu’apparence passagère.
Sam, dans cette immensité instable est perdu dans une petite cabane de pierre bleue. Il entend le blizzard qui hurle son incompréhension, son vertige devant tout ce qui existe. Le vent qui rugit sur les lauzes n’est que le chant des petites âmes des coquillages, prisonnières au cœur des pierres de la borie. Elles chantent le souvenir de leurs douces et antiques vies marines, de leurs très anciennes et très fugaces apparences…
Le vent tombe d’un coup, comme épuisé par sa nuit de violence. Déjà la faible lueur du petit matin perce au travers de la neige obstruant l’entrée de la borie. Après le grand vacarme, le silence est là, comme une délivrance.
Sam, épuisé, disparaît sous sa couverture de feuilles. Il sombre tout de suite dans un sommeil lourd avec l’envie de ne plus jamais se réveiller…
D’un coup d’épaule, il défonce la porte de neige.
Le ciel est de pur cristal et un soleil froid fait scintiller la blancheur immaculée. Les rondeurs de la montagne sont parées de gaines de satin blanc et ses forêts sont des manteaux d’hermine. Tant de pureté, tant de beauté…
Sam comprend que la montagne ne s’est faite belle que pour lui. La Lure toute blanche est parée comme une jeune mariée. Un amour insensé, une attirance vertigineuse, une fascination éclaire l’esprit dérangé de Sam. En donnant vie à toutes choses, il a compris l’insignifiance de son propre corps. Une barrière qui ne fait qu’isoler son âme de toutes les autres ! Il sent confusément que tout ce qui existe fait partie d’un seul et même Être. Et que cet Être qui se plaît à prendre une infinité d’apparences, est présent partout.
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