Vote par procuration
C’est en l’an de grâce 1962 que le destin guida les roues de mon scooter vers le petit village de Banon. En devenant l’heureux propriétaire d’une "ruine", je découvrais le paradis.
Je parle ici évidemment de la beauté du pays, de sa lumière, de ses doux paysages, de son soleil et de ses nuits aux cieux de cristal, étoilés comme nulle part ailleurs. Il me fallut peu de temps pour comprendre que ce joli village de Provence était aussi habité par des hommes de bonne volonté…..
Le premier signe évident de la grande humanité des habitants de la vallée me fut donné lorsque je sympathisai avec les frères Reymonet, menuisiers de leur état. Leur atelier sentait bon la résine et l’odeur des forêts. Les portes de la menuiserie, comme deux grands bras ouverts, invitaient le passant à venir y faire la causette. Pour un bon accueil, une vingtaine de chaises patinées par l’usure des pantalons de gros velours, étaient disposées autour d’un poêle de fer blanc qui rougissait d’aise en engloutissant copeaux et sciure…Je remarquais qu’en ma présence, la langue provençale laissait place au français, juste pour ne pas me mettre à l’écart. Politesse innée des Bas-Alpins pour me dire que j’étais le bienvenu au pays des lavandes….
Je vous parle ici d'une époque à jamais révolue. De nos jours, il serait impossible que dans un même lieu cohabitent un atelier de menuiserie et un salon de discussions. Maurice, était toujours le premier à contrarier les orateurs et leur auditoire.
Désolé les gars, mais je dois faire un peu de bruit. Maurice lançait donc sa scie ruban. Les obsédés du bavardage se penchaient alors vers leurs voisins et un dialogue de bouche à oreille provoquait hochements de tête et gesticulations. Sans entendre ce qui se disait, il était alors tout de même possible de savoir si les compères étaient en accord ou pas.
Enfin Maurice enfonçait l'interrupteur pour ôter la vie au bruyant moteur, alors la scie profitait du reste d'inertie pour faire encore quelques tours avant de retomber dans le silence espéré.
Tous poussaient alors un grand ouf de soulagement.
Le plus surprenant était que les artisans s'excusaient d'avoir été bruyants !
Le plafond de l'atelier (qui existe toujours) était très solide.
Bien heureusement car il supportait un poids énorme.
Le père de nos deux menuisiers leur avait laissé en héritage une réserve de bois aux essences aujourd'hui précieuses et hors de prix : noyer, chêne, merisier, frêne et autres arbres fruitiers.
Du bois propre sans trop de nœuds, sans parasite et sans risque d'éclatement. Du bois qui avait été choisi sur pied puis après abattage avait pris le temps de sécher lentement.
Du travail des temps passés, du travail bien fait, avec patience.
La table et les chaises en noyer que je commandai aux deux frères n'entama que très modestement le stock paternel. Mais il me fallut être patient. Après l'effervescence de Paris, je découvrais que le temps à Banon n'était pas encore devenu fou.
Un travail irréprochable me fut enfin livré. L'ouvrage du menuisier exige de nombreuses qualités. En dehors de l'art de bien choisir son bois et la façon d'en tirer le meilleur parti, il demande une grande intelligence car il faut être capable de voir dans l'espace et ne faire aucune erreur dans les nombreux calculs indispensables. Donc j'étais très satisfait, mais il me fallut encore patienter. Cette seconde attente concernait la facture. Je dus pendant une bonne année réclamer à plusieurs reprises que nos artistes pensent à se faire payer !
Vous voyez, je vous parle vraiment d'une autre époque.
Oui, c'est cela, en ces temps bénis, une table en beau noyer avec huit très belles chaises ne valaient presque rien, et il fallait se battre pour ne pas avoir de dette !
A 22 ans, majeur depuis peu, je ne votais pas car je n’avais pas encore réalisé ma chance de vivre dans un pays de liberté et de démocratie. Maurice Reymonet me demanda si je voulais bien lui donner une procuration pour voter à ma place. J’acceptai aussitôt et lorsqu’il me demanda pour qui voter, je lui laissai la liberté de choisir pour moi.
Gaby Martin, plombier-électricien était un homme truculent, très intelligent et curieux de tout. Un peu roux avec un visage coloré qui trahissait un tempérament sanguin. Toujours d’humeur gaie, il respirait la santé grâce à sa bonne mine. C’est après les élections que Gaby Martin, en se marrant, m’apprit, que pour tout Banon, j’étais devenu communiste !
N'ayant à l'époque, tout comme aujourd'hui, aucune certitude politique, la sympathie que je portais aux frères Reymonet sortit intacte de cette révélation.
Un jour, les frères décidèrent de faire menuiserie à part.
Ce fut la mort du dernier salon où l'on refaisait le monde en rêvant de "lendemains qui chantent". Les chaises entourant le gros poêle disparurent. Le bruit courut dans le clan des croyants que ces chaises avaient été condamnées à être dévorées par les flammes de l'enfer. Juste châtiment pour avoir entendu tant de propos de mécréants !
Au même moment la télévision entrait dans tous les foyers. Avec le grand poste du Café des Voyageurs, toute vie sociale disparut. Chacun resta chez soi. La fée télévision, dorénavant, poserait toutes les questions et donnerait toutes les réponses.
Le formatage des cerveaux était en route…..
Quelques années plus tard, je reprenais connaissance, englué dans les malaises d'un choc post opératoire, sur le lit de souffrance d'une clinique spécialisée dans l'élevage de microbes résistants au savon de Marseille. Dans un nuage glauque et huileux, je reconnus péniblement, le visage mouvant de Gaby Reymonet. Sa figure blafarde semblait voyager dans les miroirs déformants du Musée Grévin. Avec une poche de sérum accrochée à une perche sur roue, deux tuyaux dans le nez, un cathéter dans le bras et enfin avec son pyjama à large rayures il ressemblait à un cobaye consentant du Docteur Mangele. Torturé par les nazis, cela me sembla normal pour ne pas dire souhaitable et salutaire pour un communiste !
Lorsque j'eus abondamment arrosé mon lit du trop plein des miasmes de mon anesthésie générale, signifiant ainsi un antimilitarisme déplacé mais de bon aloi, je finis par réaliser le bonheur qui allait me clouer pendant de nombreux mois sur un superbe lit à géométrie variable spécialement conçu pour les adeptes des multiples positions amoureuses du Kamasoutra.
Mais je découvrais à mes dépens que cette érotique destination avait été détournée par de dangereux sadomasos à savoir mon chirurgien secondé par ses infirmières et aides soignantes !
L'amitié que je partageais avec le Gaby sortit renforcée de cette expérience hospitalière où nous avons un temps partagé stoïquement, comme deux poilus des tranchées de 14-18, les assauts d'ennemis barbares et sans pitié. Les raisons de notre présence dans ce bastion de la Gestapo, camouflé en pompe à fric de la Sécurité Sociale n'avaient rien de volontaire.
Les services de surveillance pour éviter les accidents du travail ne sévissaient pas encore à l'époque.
Dans l'atelier de menuiserie, une mauvaise échelle que tout le monde trouvait dangereuse finit par punir Gaby. Très à gauche, mais patron tout de même, en raison d'un retard chronique, notre Gaby remettait à plus tard le remplacement de cette maudite échelle. Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés. Il eut la chance en tombant de se casser la jambe très proprement. La pose d'une broche lui permit d'éviter un plâtre. Il put ainsi très rapidement errer dans les couloirs de la clinique et venir me rejoindre.
Personnellement, j'avais bêtement glissé sur une planche mouillée, alors que je sortais fou de joie, pour saluer le retour de la pluie attendue depuis trois longs mois. J'avais les bras grands ouverts et le visage rayonnant de reconnaissance, tourné vers le ciel. Cette dévotion primitive et légèrement animiste fut à l'origine d'une très vilaine fracture ouverte, cassée "en bois vert", la pire qui soit !
Je ne garde aucun souvenir de ma chute. Juste une vague impression de grand froid et par bribe des éclats de voix et un rêve où je conduis à nouveau mon ancienne voiture de pompier, miraculeusement retrouvée dans l'oubli de ma petite enfance et qui fait pin-pon, pin-pon, pin-pon…..
Lorsque la gracieuse infirmière s'approcha de mon lit, je notais que sa grande beauté n'avait aucun effet sur ma libido. Je fus très inquiet de cette absence de désir, état fort inhabituel pour moi, à l'époque. Je m'excusais auprès de la belle de mon absence d'attirance.
Cette réflexion sembla rassurer la demoiselle qui dut sans me le dire augmenter sérieusement la dose de médecine et de drogue pour maintenir mon état léthargique et vertueux…..
J'ignorais encore que cette charmante personne allait provoquer chez moi les plus intenses et inoubliables sensations…
Elle venait comme chaque matin, s'occuper de moi.
Elle coupa la pompe à oxygène qui ventilait ma plaie ouverte.
Avec délicatesse, la délicieuse enfant commença à me dévêtir. Pour être plus précis elle entreprit de m'ôter mon pansement. Le visage pur et angélique de la belle, se fripa légèrement.
Mais cela semble s'arranger! Elle mentait.
Entre les mains de son joli corps médical j'étais considéré comme un attardé mental. Alors, à la détresse de la souffrance physique, s'ajouta la certitude d'être devenu un cobaye, tenu à l'écart de toute vérité, sans doute, pour maintenir mon moral.
Mais, je voyais bien que la nécrose gagnait chaque jour.
Ma jambe ressemblait de plus en plus à une terre volcanique, avec autour du cratère rougeoyant de la fracture ouverte, une hideuse tâche noirâtre de viande morte qui gagnait chaque jour.
Ce matin là, la gaze ne voulut pas se décoller. Cela agaçât mon infirmière. Avec tous les autres patients à visiter, elle ne pouvait pas s'éterniser sur mon cas. Elle tira violemment.
La douleur ne fut pas immédiate. J'eus le temps d'apercevoir accroché au pansement souillé un curieux fil, couleur ivoire…..
Ainsi, j'allais devoir à une superbe jeune femme, mes plus inoubliables sensations.
Lorsque je sortis du yaourt cotonneux de ma perte de connaissance, je connus la panique d'un animal pris au piège. Autour de mon lit un colloque était organisé.
Mon chirurgien avait fait le déplacement. J'en fus très honoré. Tout le staff des tortionnaires était présent. Ils avaient tous un air atterré, surtout ma maladroite et bandante bandeuse.
La malheureuse plongeait son joli minois dans la contemplation de ses petits seins pointus qui se cachaient, en rosissant de honte, sous sa blouse blanche et aseptisée.
Je compris tout de suite que le roi du scalpel, prenait prétexte de la maladresse de sa maîtresse pour sermonner la belle et pour mettre un terme à une relation sentant de plus en plus l'odeur écœurante de l'éther et des amours stérilisés.
Pris de compassion, je crus bon de venir au secours de la pauvre jeune femme et pour détendre l'atmosphère, je lui demandais de bien vouloir remonter ma jambe qui s'était enroulée comme un anaconda autour des pieds de mon lit! La fautive fut à deux synapses de la crise de nerf.
Elle sortit en pleur de ma chambre. Je ne la revis plus jamais.
Je fus profondément peiné que notre histoire d'amour se termine avant même d'avoir commencé.
Après tout le praticien lui avait rendu sa liberté. Elle aurait du me laisser le temps de guérir…..
Mon nerf sciatique, du moins l'une de ses ramifications mis de nombreuses années à se remettre. Vingt ans après, une petite décharge électrique part de mon gros orteil, file le long de ma jambe et toque sur mon vieux cœur usé. Les résidus de cet antique coup de foudre me rappellent parfois à son souvenir….
Fort heureusement, Gaby ne quitta pas tout de suite la clinique. Sa présence amicale m'aida à supporter les multiples farces que ma jambe folle imaginait chaque jour. Comprenant l'utilité de ce garde malade bénévole, il fut décidé de virer mon voisin de chambre. Je demandais, inquiet, où le pauvre homme allait être muté! Gaby qui prit donc le lit du limogé m'apaisa.
Il n'y avait pas lieu de s'inquiéter.
Mon ami m'assura que l'invention de la Sécurité Sociale, obtenue grâce aux luttes des forces de gauche, avait transformé tout malade en source de revenus et plus personne ne risquait d'être abandonné dans une sinistre oubliette capitaliste!
Gaby, chaque jour reprenait des couleurs. En dehors des moments où il m'assurait que ma jambe ne galopait pas toute seule dans les couloirs, et lorsque la prise massive des calmants et d'antibiotiques me le permettait, nous avions des discussions hautement métaphysiques, voir philosophiques.
Après une heureuse époque, baignée dans l'éblouissement d'une foi aveugle, j'avais à l'âge de 16 ans décidé de ne plus me poser de questions sur Dieu. J'avais alors remis en question l'idée fort répandue d'une supposée bonté divine…
Les années avaient passé et mon doute restait entier.
Gaby était celui que j'attendais depuis très longtemps. Celui qui saurait m'expliquer comment Dieu pouvait être Bon…. Mais pour mon ami, Dieu n'existait pas. Il me prédisait que grâce à la science nous saurions un jour tout expliquer, et bientôt les idées généreuses des humanistes de gauche allaient triompher. Alors, le bonheur des hommes serait assuré!
Il dut donc subir mon monologue de croyant abruti de drogues. Certes, il dut mettre sur mon état hautement médicamenteux ma révolte d'hérétique. Je déclarais que Dieu ne pouvait être qu'un grand sadique. Un Créateur capable d'imaginer un monde régit par la chaine alimentaire, un Dieu qui semblait se satisfaire des souffrances de son Peuple Elu, un Père qui, avait demandé à son fils de mourir sur une croix de douleurs! Je réalisais qu'à la seconde où j'étais cloué sur mon lit des millions de gens malades ou blessés souffraient eux aussi le martyr, des milliards de milliards de bêtes expiraient sous la dent ou le couteau de leurs prédateurs.
La souffrance était partout……
Gaby l'athée se mit à défendre Dieu. Il me montrait ainsi la petite faille dans ses certitudes métaphysiques et la grande bonté de son âme socialiste.
Si ton Dieu existe, dit-il, il doit forcément être bon.
Il me fit remarquer que si la souffrance était partout, au même moment, le plaisir, la jouissance submergeait le plus grand nombre. La vision de la phénoménale partie d'amour charnel à l'échelle de la planète, hommes et bêtes comprises me donna le vertige. Mais le plaisir, vu l'état où je me trouvais, n'était plus imaginable. Conditionné par mon éducation judéo-chrétienne, je tombais aussitôt dans le panneau biblique de l'idée du péché et de la rédemption par la douleur.
S'ajouta alors à mon triste état, la certitude que je morflais parce que j'avais sans doute pris trop de bon temps ! Gaby constatant que mon sentiment de culpabilité aggravait mon cas fit de son mieux pour trouver des arguments apaisants.
Il m'exhorta comme l'avait fait Jean Ferrat de dire avec Aragon que la femme était l'avenir de l'homme.
- Comment peux-tu accepter l'idée qu'une femme soit à l'origine du premier péché ? Comment peux-tu accepter que l'homme soit seul responsable de sa souffrance ?
A l'époque l'usage de la morphine était interdit. Mais une seule chose m'aida à tout endurer.
Je doutais déjà que Jésus soit le "Bon Dieu". Mais il me suffisait de compatir à la souffrance du "Grand Crucifié" et aussitôt ma petite mésaventure devenait supportable….
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